En croisant Lacan (et oui !) Christopher Lasch et l'actualité, on peut formuler quelques hypothèses fumeuses. Cette fameuse phrase de Lacan, donc : "Moi, la vérité, je mens." Qui porte sur le langage et son articulation entre deux individus qui permet la salvatrice reconnaissance réciproque. Cette scène (de mémoire qui provient de la Culture du narcisisme, de C. Lasch) : il y a quelques générations de cela (au moins deux), deux hommes, par exemple, pouvaient se rencontrer dans un jardin public, lors d'une promenade, et entamer une conversation des plus banales sur des sujets les plus communs, puis se saluer poliment et continuer leur chemin. Il y eut échange. Donc reconnaissance réciproque de l'individualité, donc joie apaisante. Même si, sur le fond, sur le transfert d'information, il n'y eut rien de très enrichissant. Pour cela, les eux hommes devaient porter un masque, c'est à dire sortir de leur moi profond pour pouvoir échanger sur des sujets banales, presque en parlant d'eux à la troisième personne, en mettant en sourdine leurs turpitudes, leurs désirs et leurs émotions. Aucun d'eux n'étaient dupe de ce masque social, de ces conventions, de ces sujets anodins, de cette politesse. C'était le prix de l'échange, qui avait lieu, au final. Moi, la vérité je mens.
Or il apparait que cela est des plus difficiles aujourd'hui. Lorsqu'un inconnu vous aborde, c'est bien souvent pour essayer de vous refourguer de la camelote, vous agresser verbalement voire physiquement, vous demander un service, ou délirer complètement si on a affaire à un malade mental avéré. La méfiance est de rigueur. On peut mettre ces changements de comportements sur le compte de cette fameuse authenticité (du moi, de l'individu) comme génératrice de cette incommunicabilité. A l'origine, authenticité (fausse, évidemment) mise en avant par la publicité pour flatter le narcissisme du consommateur, meilleur levier existant pour le pousser à l'acte d'achat. Les conséquences furent désastreuses dans biens des aspects de la vie courante de l'individu moderne. Faisant de son moi le chose la plus importante, désirable par lui-même et suscitant le désir d'autrui. Imprégné par la suite de concepts psychologiques foireux (l'authenticité du désir, des émotions, elles-mêmes vidées de leur caractère moral ou de leur compatibilité sociale ) l'individu est tout simplement incapable d'échanger avec un inconnu sur le mode ancien. Se résumant à la négation du moi de l'autre, le moi narcissique généralisé ne peut s'adonner à une conversation paisible et momentanée. Pour ceux qui désirent intensément communiquer avec l'inconnu(e) pour les rapports de séductions, par exemple, les barrières sont difficilement franchissables. Il faut des contextes bien définis de situation, souvent de l'alcool, une ambiance érotique, etc..Dans la rue, en somme, cela relève de l'exploit.
En communication politique, nous étions rompus à la fameuse langue de bois, légèrement agaçante mais par essence soporifique. Est donc survenu, avec cet avènement de l'authenticité (de la transparence ou autre mensonge mentant sur lui-même) le fameux franc-parler. Avec des représentants comme Rama Yade la rebelle ou Nadine Morano la gouailleuse, voire Xavier Bertrand le gentil grand frère, le franc-parler est lui, totalement insupportable. Il ne prend même pas la peine de vous endormir pour mieux vous mentir, non : il nie votre moi, il vous réveille, vous caresse ou vous bouscule, veut absolument vous faire ressentir ses propres émotions, les partager avec vous, de gré ou de force. La langue de bois se méfiait (donc respectait) encore suffisamment des individus pour essayer de les assoupir, la franc-parler les absorbe, les menace, il fait du chantage émotionnel à haute dose et en haut débit, il broie les consciences sur son passage, épuise les nerfs. A n'importe quelle occasion et sur n'importe quel sujet, l'implication émotionnelle est systématiquement imposée. D'autant plus insupportable que la rejeter vous fait passer, c'est un comble, pour un dangereux pervers égoïste, et, pire des infamies modernes, pour un sans-cœur. Les soupçons de tendances fascisantes sont immédiats. Tout cela crée une extrême tension entre les individus et, alors, grande est la tentation de se mettre à braire avec le troupeau, pour échapper à la culpabilité émotionnelle d'une part, pour se défouler sur les réfractaires qui sont restés dans l'autre camps en prime. Les résistants souffrent énormément.