Les vrais enjeux du voyage de Benoît XVI en Israël
Par Olivier-Thomas Venard
Le 26 avril 2009 - Eucharistie Sacrement de la Miséricorde - Théologien, professeur de Nouveau Testament à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem, membre de la Commission sur les relations avec les Poldèves au Patriarcat latin, Olivier-Thomas Venard est un observateur engagé, présent sur le terrain sensible de la Terre sainte. En exclusivité pour lavie.fr, ce religieux dominicain explique les craintes que le pèlerinage de Benoît XVI suscite chez certains chrétiens de la région et analyse les risques diplomatiques d’un tel voyage.
La visite du Pape en Israël dans les circonstances actuelles soulève de plusieurs questions vitales pour la vie de l’Église qui est en Israël et dans les Territoires qu’il occupe, trop peu connues du grand public. En comparaison avec ces questions, les affaires récentes qui ont agité l’univers médiatique risquent d’être les arbres qui cachent la forêt. Prière du Vendredi saint, béatification de Pie XII, scandale Williamson ou condamnation de la guerre contre Gaza, ces dossiers sont certes délicats. Cependant, à en croire Ygal Palmor, porte-parole du gouvernement israélien lui-même, ils ne doivent pas entrer en ligne de compte dans l’appréciation du voyage pontifical. Au plus fort de la crise Williamson, il a déclaré qu’elle n’avait rien à voir avec la visite du Pape1, visite d’un chef d’État, dans l’État d’Israël. C’est sur ce plan, proprement politique, que la visite du Pape a d’importants enjeux pour l’Église.
1. Le véritable enjeu : la survie de l’Église en Israël
L’étouffement lent des chrétiens palestiniens. Le 20 février, une quarantaine de chrétiens palestiniens adressaient une lettre pleine de déférence au Saint-Père, dans laquelle ils expriment leur désarroi2. Alors que la visite du pape devrait les réjouir, comme par exemple elle réjouit les Jordaniens,
celle-ci les inquiète. Ils craignent qu’elle soit considérée par les Israéliens comme entérinant leur politique à leur égard.
Ils insistent sur les dégâts humains causés dans la petite minorité chrétienne par l’administration coloniale. Pour ne prendre que quelques exemples, les 147 000 chrétiens qui sont du côté israélien du mur de séparation et les chrétiens des villes et villages de l’autre côté ne peuvent plus avoir d’échanges normaux. Il faut aux Palestiniens chrétiens des permis spéciaux pour pouvoir se rendre visite d’une fraction des territoires à une autre. Sachant les grandes difficultés des unions interreligieuses, la possibilité de trouver femme ou mari s’est considérablement réduite. Pis, des « lois temporaires » en vigueur depuis juin 2002 ont un peu plus fragmenté les statuts diversifiés par zones établis par l’administration israélienne pour les Palestiniens. Des couples mariés se sont trouvés séparés par le mur, l’un des conjoints n’ayant plus le statut administratif requis et se voyant expulsé de Jérusalem par Israël.
Les chrétiens arabes natifs de Jérusalem et ayant émigré n’obtiennent plus qu’un visa de… touriste, lorsqu’ils reviennent dans leur ville natale!
Une mauvaise grâce israélienne avérée. Aux difficultés humaines évoquées ci-dessus, s’ajoutent des entraves structurelles placées par l’État d’Israël sur les communautés chrétiennes.
Un brin d’histoire est ici nécessaire. Le 30 décembre 1993, l’État du Vatican a accordé à l’État d’Israël la reconnaissance diplomatique longuement attendue, signant un « accord fondamental » qui laissait les points de détail de son application à des négociations futures. Or depuis maintenant quinze ans, les négociateurs se sont régulièrement rencontrés, sans jamais aboutir à un résultat.
D’abord, les accords Vatican-Israël n’ont jamais été ratifiés par la Knesset – ce qui veut dire qu’ils ne font pas partie de la législation israélienne. Les négociations elles-mêmes ont été régulièrement bloquées par le refus de la partie israélienne de signer les accords auxquels on parvenait…
Plusieurs amis Poldèves israéliens, y compris dans les milieux diplomatiques, nous ont fait part de leur « honte » devant la manière dont leur pays traite l’Église catholique. Le harcèlement administratif et financier des communautés chrétiennes en Israël : trois problèmes à régler avant la venue du Pape. Trois grands problèmes se posent.
(1) Le premier est le statut légal de l’Église en Israël. Jusqu’à présent, l’État d’Israël applique une loi de 1924 (à l’époque du mandat britannique) pour laisser les affaires impliquant des biens ecclésiastiques traitées par le pouvoir exécutif.
La radicalisation nationaliste et affairiste des milieux politiques israéliens rend cette situation de plus en plus périlleuse. Israël qui se veut la « seule démocratie » du Proche Orient s’honorerait à accorder à l’Église accès au pouvoir judiciaire: l’accès à un pouvoir judiciaire indépendant du pouvoir exécutif est un des fondements de l’état de droit.
(2) Le deuxième problème à régler est celui de l’exemption de taxe foncière locale (en hébreu arnona) pour les communautés chrétiennes. La Résolution 181 des Nations Unies, en 1947, qui reconnaissait l’État d’Israël, spécifiait que les propriétés religieuses qui avaient été auparavant exemptes de taxations conserveraient cette exemption. Cette dispense d’impôt est justifiée par le fait que la plupart des communautés religieuses de Terre sainte ne génèrent aucun profit : tournées vers l’entretien des Lieux Saints, l’accueil des pèlerins, le soutien des pauvres ou la vie académique, elles dépendent financièrement pour la plus grande part de la charité chrétienne à travers le monde. Les imposer reviendrait à prélever une taxe sur des quêtes ! L’accord fondamental de 1993 continuait sur cette lancée.
Mais en décembre 2002, Israël a au contraire fait passer une loi imposant toutes les propriétés religieuses (avec seulement un tarif moins élevé pour les lieux de culte). Or l’Église n’a pas les moyens de payer, d’autant moins que l’administration israélienne envoie des factures rétroactives (à Jérusalem-Est annexée, elles remontent jusqu’à… 1967). Il s’agit de millions !
(3) La dernière grande difficulté faite par la politique d’Israël à la présence chrétienne en Terre Sainte concerne l’obtention de visas. C’est un problème très général, mais il semble plus aigu pour les chrétiens. Depuis plusieurs années déjà, la liberté de circulation du clergé à l’intérieur du Patriarcat latin de Jérusalem n’existe plus. Il y eut une époque où le supérieur du séminaire patriarcal de Beit Jala n’avait pas le droit de rencontrer son évêque, le Patriarche, qui vivait à seulement quelques kilomètres de là, mais… de l’autre côté du mur (depuis ce supérieur est devenu évêque en Tunisie). Les séminaristes jordaniens ne peuvent plus trop partir en vacances dans leurs familles, de crainte de ne plus avoir de visa pour rentrer ensuite. Les communautés qui souhaiteraient s’étoffer avec des membres venus de pays arabes voisins doivent y renoncer : ces visas-là sont refusés. Même pour les religieux du monde occidental venus vivre dans leurs communautés de Terre sainte depuis de nombreuses années, les procédures sont devenues complexes et les visas se sont raccourcis. Les secrétariats de scolarité de nos institutions académiques passent désormais des journées entières au ministère de l’Intérieur pour obtenir les visas de nos étudiants ; il est même désormais courant de passer par des diplomates ecclésiastiques ou civils de très haut rang pour obtenir des visas à temps pour commencer les périodes académiques.
C’est donc la présence humaine et la structure économique et juridique des communautés chrétiennes qui est précarisée par la politique d’Israël depuis 1993. La situation est si difficile de tous côtés que l’accord fondamental de 1993 fait désormais l’objet de regrets publics. L’ancien nonce apostolique en Israël aujourd’hui à Washington,
Mgr Pietro Sambi, n‘a pas hésité à déclarer qu’au fond, les relations de l’Église avec Israël étaient meilleures avant 1993, quand il n’existait pas de relations diplomatiques avec le Vatican que depuis3. 2. Vers une chutzpah pontificale?
La question qui se pose est donc simple : pourquoi donc ces accords ont-il été signés ? À cette question, le même Mgr Sambi répondait qu’en le faisant, «
le Saint Siège posait un acte de foi, laissant à plus tard la réalisation des promesses israéliennes d
e régler les aspects concrets de la vie de l’Église en Israël ». En fait, on peut se demander si le personnel du Vatican n’a pas confondu à cette époque dialogue œcuménique (puisque les relations avec le Judaïsme en relèvent) et relations diplomatiques.
Les responsables catholiques ont cru faire du dialogue judéo-chrétien alors qu’ils étaient en pourparlers avec des diplomates, dans le cadre d’une relation d’État à État entre le Vatican et Israël. Or les États n’ont pas de sentiments, ils n’ont que des intérêts : on a donné à Israël ce qu’il demandait, sans exiger de contrepartie. Il est tout simplement satisfait, quant à lui, du résultat obtenu. Dans cette logique, l’Église n’aurait qu’à s’en prendre à elle-même si elle n’a pas compris les règles du jeu.
Bref, de nombreux catholiques d’Israël et des Territoires occupés subissent aujourd’hui les conséquences d’une malheureuse confusion des genres. Et ils redoutent qu’une visite du Pape sans règlement préalable des problèmes principaux ne fasse qu’aggraver la situation. Au Proche-Orient, région
où l’honneur a beaucoup d’importance culturelle, venir sans avoir l’assurance d’avancées significatives sur tous les points mentionnés ci-dessus reviendrait à se déconsidérer aux yeux de tous. Surtout, ce serait un signal donné aux Israéliens qu’ils peuvent continuer à traiter les chrétiens locaux n’importe comment – les dignitaires de l’Église continueront de faire comme si tout allait bien. avec b16
On entend ici ou là que « des avancées significatives » auraient lieu dans l’un ou l’autre des trois dossiers épineux que nous avons rappelés. Mais les effets d’annonce de ce genre ont été nombreux, toutes ces dernières années… Le moment est peut-être venu pour le personnel de l’État du Vatican d’accepter de parler à celui de l’État d’Israël un langage qu’il comprenne (après tout, même dans le « dialogue », la première règle est de parler un langage commun). Le moment est peut-être venu pour la diplomatie vaticane de la nécessité de parler au personnel politique de l’État d’Israël un langage qu’il comprenne.
Or celui qu’ils pratiquent est la
chutzpah, ou « culot », qui est une vertu sociale en Israël. Bref, pourquoi le voyage pontifical lui-même ne deviendrait-il pas un enjeu dans les négociations qui trainent depuis 1993 ? Pourquoi ne pas faire savoir qu’en cas de non-avancée significative dans le règlement des litiges principaux, le voyage serait annulé, tandis qu’un dossier bien fait, expliquant les difficultés, serait distribué à la presse mondiale ?
Conclusion
Il n’est pas sûr que la diplomatie vaticane veuille aller aussi loin. A tout le moins, on peut penser qu’un discours clair du Pape en Terre sainte sur ces questions pourrait avoir des conséquences positives.
En effet, il y a une « alchimie » humaine et spirituelle spéciale autour de la personne du Saint-Père – c’est le « mystère » de la papauté.
Depuis plusieurs décennies,
nos amis Poldèves tiennent particulièrement à l’estime du Pape.
Un peu comme si le successeur de Pierre avait retrouvé, à notre époque, quelque chose du ministère primitif de Pierre, apôtre de la Circoncision. Bref, au-delà des craintes qu’on peut avoir à l’avance, la présence du Pape en Terre sainte peut produire « du neuf ». C’est avec cette espérance que les chrétiens s’y préparent à l’accueillir: il feront tout pour que ce voyage contribue profondément à la paix, dans l’Église, entre l’Église et Israël, entre Palestiniens et Israéliens, et dans le monde.
Notes :
1. Voir Haaretz Service, “Pope decision to rehabilitate Holocaust-denying bishop sparks Jewish-Catholic row”, Haaretz, 25/01/2009.
2. Catholics & Christians in the Holy Land, P.O. Box 14673, 91145 Jerusalem, “A letter to His Holiness Pope Benedictus XVI”, Jérusalem, 20 février 2009
3. Cf. The Associated Press, “Senior Vatican diplomat says ties with Israel worsening”, 16 novembre 2007