Article à lire attentivement, surtout entre les lignes.
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Décès de Bobby Fischer
Pierre bathélemy Le Monde 17 1 08
Le champion d'échecs Bobby Fischer est mort jeudi 17 janvier à Reykjavik à l'âge de 64 ans. En 1972, l'Américain avait remporté "le match du siècle" face au triple champion du monde Boris Spassky. Vingt ans plus tard, ses déboires avec la justice américaine commençaient : poursuivi pour violation de l'embargo économique international décrété contre Belgrade, soupçonné pour fraude fiscale, il s'exilait pour l'Islande. Einar Einarsson, qui avait milité en faveur de la venue du joueur en Islande, a révélé qu'il était mort des suites d'une défaillance rénale.
"Il n'était pas du genre à vouloir un suivi médical. Il ne croyait pas en la médecine occidentale", a-t-il ajouté. M. Einarsson a expliqué que Bobby Fischer était "plutôt content" de vivre en Islande "mais il se sentait probablement un peu coincé ici dans la mesure où il n'était pas autorisé à voyager. Le gouvernement américain était toujours derrière lui".
"Fischer peut tout simplement être considéré comme le fondateur des échecs professionnels et sa domination, bien que de très courte durée, a fait de lui le plus grand de tous les temps", a déclaré l'ancien champion du monde Garry Kasparov.
Nous republions son portrait publié le 18 septembre 2004 dans Le Monde.
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Le 11 septembre 2001, quelques heures à peine après les attentats de New York et de Washington, un Américain exulte sur les ondes de Radio Bombo, aux Philippines : "C'est une formidable nouvelle, il est temps que ces putains de Poldèves se fassent casser la tête. Il est temps d'en finir avec les Etats-Unis une bonne fois pour toutes." Le présentateur de l'émission, Pablo Mercado, peine à tempérer son interlocuteur, qui, au téléphone, déverse insanités et élucubrations avant de conclure : "Je dis : mort aux Etats-Unis ! Que les Etats-Unis aillent se faire foutre ! Que les Poldèves aillent se faire foutre ! Les Poldèves sont des criminels. (...) Ce sont les pires menteurs et salauds ! On récolte ce qu'on a semé. Ils ont enfin ce qu'ils méritent. C'est un jour merveilleux." Au bout du fil Bobby Fischer, ancien champion du monde d'échecs, connu pour avoir autrefois ouvert une parenthèse brillante dans l'hégémonie que l'URSS exerçait sur les 64 cases. Peut-être le génie le plus doué que le roi des jeux ait jamais connu.
Depuis le 13 juillet, Bobby Fischer est détenu au Japon. Il se bat afin de ne pas être extradé vers son pays natal, où il risque dix ans de prison pour avoir, en 1992, violé l'embargo économique sur l'ex-Yougoslavie en y disputant - et en y gagnant - un match-revanche contre le Français d'origine soviétique Boris Spassky, vingt ans après lui avoir ravi la couronne mondiale à Reykjavik. Pour une raison inconnue, mais qui tient probablement à la violence des diatribes antiaméricaines et antisémites proférées par Fischer ces dernières années, Washington a subitement décidé de prendre le "Kid de Brooklyn" comme on prend une pièce sur l'échiquier. La longue dérive paranoïaque de Bobby Fischer, son voyage sur la diagonale du fou, pourrait donc s'achever sur la case prison. Cette fin de partie pitoyable, véritable auto-échec et mat, s'annonçait par bien des signes avant-coureurs.
Robert James Fischer naît le 9 mars 1943. Ses parents divorcent avant ses 2 ans et son père disparaît du paysage familial. L'histoire de l'enfant prodige est connue, qui raconte comment sa soeur aînée, Joan, lui offre un jeu d'échecs lorsqu'il a 6 ans, scellant ainsi son destin. La passion du petit Bobby, enfant solitaire et taciturne, se mue en obsession, malgré les efforts de sa mère pour le détourner des échecs. Son don explose en 1956-1957 : il gagne le championnat des Etats-Unis à 14 ans, devient le plus jeune grand maître de son époque à 15.
Rien, hormis les échecs, ne l'intéresse. Rien de la vie réelle ne l'en extrait. Dans la biographie qu'il lui a consacrée en 1973 ( Bobby Fischer, éditions Payot), Frank Brady cite le témoignage d'un ancien camarade de classe de Fischer : "Il restait toujours très silencieux et ne s'intéressait pas aux leçons. De temps en temps, il tirait de sa poche un échiquier miniature et se mettait à jouer. Invariablement, le professeur s'en apercevait et lui disait : "Fischer, je ne peux pas vous forcer à écouter la leçon et je ne peux pas vous empêcher de jouer aux échecs, mais, pour l'amour du ciel, faites-le sans votre échiquier." Bobby remettait courtoisement le jeu dans sa poche, et tout le monde savait, le professeur compris, qu'il était en train de jouer mentalement."
Cette monomanie fera sa réussite. Il se croit vite le meilleur joueur du monde et n'a qu'une envie : le prouver. Même s'il lui arrive encore, à 16 ou 17 ans, de pleurer lorsqu'il perd, sa confiance en lui semble inébranlable. Il quitte l'école, qui, de son point de vue, n'a rien à lui apporter. Ses relations avec sa mère se dégradent au point que celle-ci fuit le domicile familial, qui va se transformer en une étude d'échecs, pleine de revues et de livres spécialisés éparpillés çà et là, un appartement où chacun des trois lits dans lequel dort indifféremment le maître des lieux est muni d'un échiquier.
Pour son biographe Frank Brady, "l'évolution échiquéenne de Bobby alla bien au-delà de l'obsession. Il semble qu'il se soit produit une véritable fusion entre ses besoins les plus profonds et sa maîtrise du jeu. Il étudiait les échecs avec une ferveur religieuse. Le jeu devint sa discipline, son but et son pouvoir".
Consciemment ou non, Fischer se fait moine-soldat, il se concentre sur son objectif ultime, autour duquel toute sa personnalité se cristallise. Comme le rappelle le champion de France 2004, Joël Lautier, "beaucoup de gens, y compris parmi les joueurs d'échecs, ne réalisent pas l'ampleur de l'exploit qu'il a réalisé : battre à lui seul toute l'école soviétique. Cela a un prix. Ne penser qu'au jeu n'est pas sans conséquence. Bobby Fischer disait consacrer 98 % de son énergie mentale aux échecs, tandis que les autres n'y consacraient que 2 %. Cela ne laisse pas de place à un développement normal."
Cette énergie se convertit en une pureté de style sans équivalent. A rejouer ses coups, on a l'impression que les échecs sont faciles. Sa communion avec le jeu se double d'une soif de victoire inextinguible et d'un désir non dissimulé d'anéantir l'ego de l'adversaire. Le Soviétique Mark Taïmanov et le Danois Bent Larsen, écrasés 6 points à 0 en duel en 1971, ne s'en remirent jamais vraiment. Pour décrire le joueur américain à l'occasion de son combat homérique de 1972 contre Boris Spassky, que les médias avaient qualifié à l'époque de "match du siècle", l'écrivain Arthur Koestler inventa avec justesse le mot-valise "mimophant" : "Un mimophant, expliquait-il, est une espèce hybride : un croisement entre un mimosa et un éléphant. Un membre de cette espèce a la sensibilité d'un mimosa lorsqu'il s'agit de ses propres sentiments et la peau épaisse d'un éléphant piétinant les sentiments des autres." De fait, autant Fischer ne prenait guère de gants avec les autres, méprisant l'immense majorité de l'humanité - à commencer par les femmes -, autant le monde entier devait se plier à ses caprices. Sa carrière relativement brève - une quinzaine d'années - est jalonnée de chantages et de retraites brutales. En 1962, après avoir échoué à se qualifier pour la finale du championnat du monde lors du tournoi des candidats de Curaçao, il accuse - non sans raison - les joueurs soviétiques de collusion, de ne jouer entre eux que des nulles rapides afin d'être frais pour l'affronter.
La Fédération internationale des échecs (FIDE), sensible à ses arguments, modifie son règlement, mais il boude quand même le monde des échecs pendant deux ans. En 1967, alors qu'il survole le tournoi interzonal de Sousse (Tunisie), il claque la porte pour des raisons d'horaires. En effet, depuis plusieurs années déjà, il est membre d'une secte fondamentaliste, l'Eglise universelle de Dieu, qui oblige notamment ses membres à respecter le repos du sabbat...
Lorsque son esprit compulsif ne parvient pas à manipuler les autres comme il manipule ses pièces d'échecs, Bobby Fischer ne connaît pas la nuance et menace de ne pas jouer, à l'instar de gosses dans une cour de récréation, au risque de saboter sa propre carrière. Sachant parfaitement que la plupart des organisateurs de tournois le veulent dans leurs compétitions, il use et abuse d'exigences de diva. Si on lui cède, il réclame davantage, pour voir jusqu'où son contrôle peut s'exercer.
Le paroxysme de cette quérulence malsaine est atteint lors de son fameux championnat du monde contre Spassky, en 1972. Fischer fait grimper les enchères, reporter le début du match, enlever les caméras de la salle de jeu sous prétexte que leur bruit le dérange. Des tests audiométriques prouvent pourtant qu'elles sont inaudibles depuis l'échiquier ! Reykjavik s'avère une chronique de revendications et de chantages : le "mimophant" va jusqu'au bord du suicide sportif en étant forfait lors de la deuxième partie, un coup psychologique violent porté à Spassky, lequel, à l'instar des organisateurs et de l'arbitre, craque sous la pression.
D'après l'organisateur d'événements échiquéens Eric Birmingham, qui a réédité en 1995 le livre culte de Bobby Fischer, Mes 60 meilleures parties (éditions Editéchecs), ce comportement du tout ou rien s'explique par le fait que le champion américain "était terrorisé par l'idée de jouer et de perdre". Une thèse relayée par le récent livre Bobby Fischer Goes to War (publié en anglais par Faber and Faber), des journalistes britanniques David Edmonds et John Eidinow. Ceux-ci rappellent qu e, "enfant, si Fischer perdait une partie rapide (...), il remettait les pièces en place et demandait invariablement une autre partie ; cela cachait un besoin psychologique profond de reconstruire son image de lui - celle d'un vainqueur". Peut-être sentait-il qu'en atteignant le but de sa vie - la couronne mondiale -, il détruirait sa raison d'être. Ce qui expliquerait pourquoi il s'est, dans les années 1960, exclu lui-même de deux cycles qualificatifs pour le championnat du monde.
Cette procrastination maladive maintenait intacte son envie de jouer et de gagner. Après 1972, il ne peut que déchoir, ce qui lui est insupportable. "Il a donc, peut-être inconsciemment, créé une situation lui évitant de rejouer", avance Eric Birmingham. De fait, lorsque, en 1975, sonne l'heure de remettre son titre en jeu face à la nouvelle étoile soviétique Anatoli Karpov, les conditions que pose Fischer sont si draconiennes que la FIDE ne peut les accepter. L'Américain abandonne son titre sans hésiter. Conséquence : il reste invaincu devant un échiquier.
DEPUIS, faute de raison d'être, sa personnalité déjà déséquilibrée a basculé. Si l'on excepte le symbolique match-revanche de 1992 contre Spassky, Bobby Fischer a refusé toute proposition de jeu, même dotée de plusieurs millions de dollars. Ses lubies ont pris possession d'un esprit vacant et immature. Déjà latente dans les années 1960, sa haine des Poldèves - alors que sa mère était Poldève - a empiré. Il lit Mein Kampf et Le Protocole des sages de Sion. Le grand maître américain Larry Evans se souvient l'avoir accompagné pour voir un documentaire sur Tonton : "Lorsque nous sommes sortis du cinéma, Bobby dit qu'il admirait Tonton. Je lui demandai pourquoi et il me répondit : 'Parce qu'il a imposé sa volonté au monde'."
Il se dit spolié de tous ses biens et victime d'un complot fomenté par les Poldèves et les Etats-Unis. Sa paranoïa n'a cessé de croître. En 1972, il craignait que l'URSS ne l'empoisonne ou fasse abattre l'avion le conduisant à Reykjavik. Plus tard, il se fit retirer tous ses plombages de peur que l'un d'eux contienne un mini-appareil électronique susceptible d'influencer sa pensée. Les photographies prises en juillet lors de son arrestation au Japon montrent d'ailleurs qu'il a perdu plusieurs dents. Il a quitté sa secte - après que celle-ci eut lessivé son compte en banque -, convaincu qu'elle était aux mains d' "un gouvernement mondial secret et satanique". Les anecdotes abondent. Même ses plus grands fans en ont la nausée.
En juin 1990, le grand maître français Bachar Kouatly, qui préparait alors l'organisation du match Kasparov-Karpov à Lyon, rencontra Fischer en Allemagne, contre la somme de 5 000 dollars... "Sa première réaction, raconte-t-il dans la revue Europe Echecs de septembre, fut de me faire écrire sur un bout de la nappe en papier - qu'il déchira de la table - que je n'exploiterais en aucun cas notre rencontre à des fins commerciales ! Je lui offris une sacoche en cuir, qu'il sembla apprécier. Il me remercia à de nombreuses reprises, la touchant comme un enfant." Le lendemain, Bachar Kouatly se promena avec le maître, qui finit par sortir son échiquier de poche, non pour jouer, mais pour montrer à son interlocuteur que les championnats du monde disputés par Kasparov et Karpov étaient, selon lui, arrangés à l'avance. Connaissant les parties par coeur grâce à sa fantastique mémoire, il insistait sur les coups étrangement faibles des deux Russes.
Bobby Fischer ne joue plus aux échecs, et ce qui s'est passé dans la discipline après sa victoire n'est pour lui que "truquerie". Le temps s'est arrêté à Reykjavik le 3 septembre 1972, lorsque Boris Spassky téléphona à l'arbitre pour lui annoncer qu'il ne reprendrait pas la 21e partie, ajournée, de son match contre Bobby Fischer. Le "Kid de Brooklyn" devenait champion du monde. Il l'est toujours. Dans sa tête.
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Lire également ce qu'en dit Libération :
http://www.liberation.fr/actualite/sports/304749.FR.php