Le christianisme naissant se rattachait à une révélation surnaturelle, qui au bout de trois siècles devint un système dogmatique bien déterminé. La Réforme se hâta de substituer l’autorité de la Bible à celle de l’Église, et elle maintint au début les symboles des conciles œcuméniques. Aujourd’hui, nous n’aurons plus la protection d’une règle extérieure ; mais aussi, n’en subirons-nous pas la gêne. Les idées vraies, à la faveur de la libre discussion et des libres essais, finiront par triompher. Elles triompheront, non pas sans doute dans l’intérêt d’une Église unique, mais dans l’intérêt de la piété. Chaque Église vaudra en raison des lumières de la piété, de la vertu de ses membres : ainsi Dieu sera adoré en esprit et en vérité.
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Combien d’hommes exclus du sanctuaire par leur sincérité même reprochent secrètement à l’Église, pétrifiée dans son dogme, de n’avoir pas voulu leur apprendre à prier, de les avoir condamnés à l’isolement. Combien s’écriraient avec bonheur : Je crois à la sainte Église universelle, mère de tous les hommes de bonne volonté, qui aiment Dieu et qui veulent le servir.
Pour moi, frères inconnus, j’ai été plus d’une fois encouragé, fortifié dans mon âme en lisant les pages où vous avez déposé votre témoignage sur Dieu et sur la noblesse de la nature humaine. Que vous vous rattachiez à la tradition celtique ou à la philosophie cartésienne, que vos préférences soient pour la tradition de la sainteté catholique ou pour la Réforme du seizième siècle, j’ai senti que nous étions de la même religion. Pourquoi donc vivrions-nous isolés, inutiles les uns aux autres et inutiles à nos semblables ?
Serait-ce que vous craignez de tomber dans la secte, d’aliéner votre liberté de penser ? Il est bon en effet d’être jaloux de notre indépendance ; et à cet égard le passé ne nous enseigne que trop la défiance. Mais il est meilleur encore de n’être pas seul et de se placer dans les conditions normales et fécondes de la communauté spirituelle. Qu’avez-vous à craindre du théisme ? Quel principe renferme-t-il qui menace votre pleine initiative ? Il n’a point de Credo inflexible, point d’autorité écrite ou orale qui puisse jamais en dicter un, point d’Église unique et de droit divin qui exclue les églises nouvelles. Je n’y vois que liberté individuelle, libre association, libre séparation sous le regard de Dieu.
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Décidons-nous donc, après dix-huit siècles d’éducation chrétienne, à croire à la force de la vérité et à la capacité religieuse et morale de l’homme. Il en est de la foi libre comme de la liberté politique. Veut-on élever un peuple ? il faut le traiter comme capable de liberté, s’adresser à ses bons instincts, compter sur son intelligence et sa modération, y compter non par figure de rhétorique, mais de bonne foi, et ne point se laisser décourager par ses vices présents. Les plus esclaves deviennent ainsi capables de se gouverner et d’y voir clair. Il n’en est pas autrement de la foi libre.
Et enfin quel autre parti prendre ? Abandonner notre pays à l’empire des anciennes croyances ? cet empire est détruit chez la plupart. Le rétablir de nos propres mains, dans l’intérêt de la paix et du bon ordre ? Ce serait une hypocrisie indigne et en outre stérile. Vous ne réussiriez pas plus à relever la religion positive sur notre sol moral dévasté, bouleversé en tous sens, qu’a fonder l’ordre public sur les institutions à jamais déracinées de la noblesse ou de la royauté de droit divin. En politique comme en religion il ne reste qu’un seul parti à prendre, qui heureusement n’est pas un pis-aller, mais le plus rationnel de tous et le plus honorable à notre nature : c’est de traiter les hommes en hommes et de les nourrir de vérité.
Est-ce à dire que je propose de fonder, du jour au lendemain, une Église à part, sans tenir compte de la préparation lente qui se fait dans les esprits, de la situation politique, et d’autres circonstances encore ? Non ! je demande seulement que l’on s’y prépare, que l’on envisage hardiment cette éventualité, et que l’on dissipe les appréhensions exagérées. Je sais que le culte théiste ne s’établira pas de sitôt, au moins dans un cercle étendu. Il faut d’abord que le sol soit mieux déblayé, que les grandes traditions qui le couvrent soient mieux appréciées ; que leur mérite respectif, le rôle bon ou mauvais qu’elles ont rempli, soient mieux connus ; que ce qu’il y a en elles de permanent et de vrai soit mis au jour pour vivre, et que les formes erronées et passagères finissent de tomber en poussière. Il faut que l’esprit nouveau s’approprie sans confusion ces divers héritages, [b]et qu’il s’établisse comme légitime propriétaire, avec ses nouvelles convenances, au sein de ces anciennes habitudes, de ces idées, de ces exemples, de ces livres sacrés.[/b] Il faut plus encore : il faut avant tout que cet esprit moderne soit profondément religieux, et que dans son œuvre de critique il s’associe au sentiment vif de Dieu présent dans la nature humaine, dans l’histoire, dans l’univers. Tous les grands problèmes, et en particulier celui de la liberté morale, du péché, du progrès vers le bien sont aujourd’hui l’objet d’un profond remaniement. L’ensemble de nos idées sur l’ordre universel et la place que l’homme occupe dans cet ordre offre des lacunes et des incertitudes dont l’activité religieuse doit se ressentir. Il y a dans cette situation de quoi nous rendre modestes et patients, mais non pas de quoi nous décourager. Pour parler, il n’est pas nécessaire de tout savoir, ni pour agir d’être parfait. L’histoire nous apprend que les plus heureuses transformations, soit individuelles, soit collectives, proviennent d’une semence de vérité, souvent mêlée d’erreur, pourvu que cette vérité soit centrale, et qu’elle ait pris entière possession de l’âme de ses interprètes.
En attendant le jour de la mise en pratique, que chacun de nous soit du moins fidèle à sa propre pensée. Vivons loyalement de notre foi, et assujettissons à notre foi notre vie. Préparons par notre expérience personnelle de la foi libre l’expérience collective qui est réservée à de meilleurs temps ; et tenons-nous prêts à mettre la main à l’œuvre lorsque Dieu nous en donnera le signal. Ô sainte Église de l’avenir, appelée par tant d’âmes d’élite de toutes les communions religieuses et de toutes les écoles philosophiques, fille de l’Église catholique qui a porté dans ses flancs une postérité de saints, fille de l’Église protestante féconde en hommes forts, fille des Églises persécutées et flétries du nom de sectes par leurs oppresseurs, fille des grandes écoles spiritualistes qui ont allaité tant d’hommes libres, ô Église véritablement universelle, je salue avec transport ta prochaine venue ! Tu as eu, toi aussi, tes précurseurs qui ont versé leur sang pour la liberté de croire et d’adorer, sans qu’il leur ait été donné de voir ton jour ! Ah ! Puisses-tu apparaître bientôt plus belle, plus sainte, plus hospitalière que les Églises anciennes, pour relever nos courages et pour jeter le sel dans un monde qui se corrompt. Il semble hélas ! que nous ne soyons plus que des étrangers les uns pour les autres depuis que le lien religieux a cessé de nous unir ; viens donc nous dévoiler l’image divine gravée en chaque homme, et nous créer une nouvelle famille spirituelle, plus intime et plus sacrée que la famille politique ! Que par ton moyen il nous devienne possible d’aborder nos frères, au lieu de les côtoyer seulement, d’embrasser en eux les enfants d’un même Père, les compagnons du même voyage vers la sainteté et vers Dieu !
Et toi, Dieu de vérité et d’amour, Dieu des prophètes et de Jésus, Dieu de Socrate et de Leibniz, Dieu de Saint Bernard et de Gerson, Dieu de Coligny et de Duplessis-Mornay, Dieu de tous les hommes au cœur droit, nous t’invoquons ! Fais resplendir à nos yeux la vérité qui sauve, qui sanctifie, qui rend heureux ! Crée-nous une nouvelle Église ! Rends-nous dignes de travailler à la fonder ! Dévoile-nous le vrai et le juste : ou plutôt dévoile-toi à nous, ô type adorable de la vérité, de la justice et de la beauté, ô Père céleste, ô notre seul oracle, ô notre seul sauveur ! Car, venus de toi, c’est en toi que nous vivons, vers toi que nous tendons ; et, en appelant de nos vœux l’Église, c’est toi, Dieu vivant, toi seul que nous appelons !