La cité des apostats
«Je ne veux pas mourir catholique !»
Du jamais-vu en Espagne. Des centaines de baptisés veulent renier leur religion et organisent la résistance contre une Eglise jugée réactionnaire
Julia Anton est une vieille dame de 77 ans qui a une obsession : ne pas mourir catholique. Avant de quitter ce bas monde, elle veut abdiquer cette religion qu'elle a toujours portée comme un intolérable fardeau, symbole des années noires du franquisme. Elle veut être définitivement et officiellement rayée du registre des paroissiens. Mais l'apostasie est un chemin de croix, et l'Eglise multiplie les embûches procédurières pour retenir les brebis qui s'égarent. Julia s'y est déjà cassé les dents en 1980. Aujourd'hui, elle a retrouvé la foi car Rivas Vaciamadrid, une municipalité communiste de la banlieue madrilène, vient d'ouvrir un Bureau de Défense des Droits et Libertés publiques. Deux avocats s'y relaient afin de traiter les cas de racisme ou de sexisme, et surtout de gérer les demandes d'apostasie émanant des habitants de la ville. Une incongruité dans cette Espagne que Font dit encore si catholique ? Pas si sûr. Le «sacrilège» de Rivas Vaciamadrid est révélateur d'un mouvement de fond, d'un divorce entre la «société laïque» et une partie de l'institution catholique qui a diabolisé Zapatero lors de la dernière campagne électorale.
Julia Anton a été la première à déposer son dossier. Son désir d'en découdre avec l'Eglise est d'autant plus fort que cette fille de républicains a été baptisée deux fois ! A sa naissance d'abord, puis onze ans plus tard, lorsqu'on lui impose, à elle et à toutes ses camarades de classe, lors d'un «baptême collectif», un second prénom : Carmen. Celui de leur nouvelle «marraine», Carmen Polo... l'épouse de Franco, qui assiste à la cérémonie. A l'époque, Julia est pensionnaire dans un collège phalangiste tenu par des religieuses qui accueillent des orphelines de guerre ou bien des filles de prisonniers républicains, comme elle. «A la sortie, je ne pouvais plus supporter les curés, dit-elle. Pour moi, la Guardia civil et l'Eglise étaient responsables de tout ce qu'avait vécu l'Espagne.» Après la mort de Franco, alors que l'Etat vient de prononcer la liberté religieuse, elle demande à être rayée des registres de baptême, mais n'obtient aucune réponse.
Il faudra attendre les dernières élections générales pour que la question de l'apostasie resurgisse sur fond de tensions entre le gouvernement socialiste et l'Eglise espagnole, qui a mal encaissé les réformes Zapatero : mariage homosexuel, divorce express, remise en question de l'enseignement religieux durant les horaires scolaires, débat sur la libéralisation de Favortement ou réforme du financement de l'Eglise... En décembre dernier, 1 million de fidèles ont participé à un meeting «pour la défense de la famille chrétienne». Quelques mois plus tard, le maire de Rivas Vaciamadrid ouvrait son Bureau de Défense des Droits et Libertés publiques. Aujourd'hui, des milliers d'appels affluent de toute l'Espagne. Et sur les 50 000 habitants de la ville, 250 ont déjà déposé une demande d'apostasie. «Les premiers étaient majoritairement des personnes âgées», précise l'un des avocats du Bureau, José-Luis Gonzalez. Victimes directes du franquisme, les octogénaires sont les plus hargneux. Quant aux plus jeunes, motivés par des convictions politiques, ils désirent simplement faire valoir un droit. «Si la religion était un choix personnel, il n'y aurait aucun problème, mais elle s'immisce dans la vie quotidienne, prend position politiquement. ..Je ne veux pas que l'on me considère comme un des partisans de l'Eglise et que l'on continue de clamer, comme le fait la Conférence épiscopale, qu'il y a 90% de catholiques en Espagne sous prétexte qu'on est baptisé», s'insurge Alberto, 30 ans. Face à ces révoltés, l'Eglise se dérobe en usant de réponses dilatoires : «Les registres de baptême ne sont pas des bases de données, mais des documents historiques.» Ou bien en imposant «un entretien personnel pour s'assurer que la décision est prise en connaissance de cause».
Elle brandit aussi la liste des conséquences auxquelles s'expose l'apostat : privation des sacrements, exclusion de la charge de parrain... Elle termine généralement ses courriers par un solennel «nous remettons votre âme au Seigneur». L'avocat José-Luis Gonzâles soupire : «Nous ne parlons pas le même langage : c'est le droit face à la morale.» La plupart des cas finissent devant les tribunaux, où est saisie l'Agence de Protection des Données pour qu'enfin les apostats puissent recevoir le certificat qui atteste qu'ils ne font plus partie de l'Eglise. «Ce jour-là sera pour moi une grande satisfaction», résume Julia, le regard malicieux qui attend impatiemment sa revanche sur le passé.
Sandrine Morel
Le Nouvel Observateur
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